DE L'EXEMPLARITÉ
« Se lè ou mouri yo rekonèt valè ou » proclame
non sans une certaine vérité une chanson tube haïtienne. Cela tend
progressivement à changer depuis les initiatives du journal Le Matin de
désigner des personnalités de l’année et celle de la revue Vues d’Haïti
et de la Fondation Françoise Canez Auguste d’honorer les « trésors
nationaux vivants ». Ce qui rend crédibles ces initiatives c’est
qu’elles paraissent s’éloigner de cette lourde tendance de chez nous à
se congratuler entre copains et à pratiquer le tir groupé contre tous
ceux qui ne relèvent pas d’un certain sérail.
Que de reconnaître
enfin le travail inlassable de vulgarisation scientifique d’un Kesner
Pharel qui passe trop facilement pour le chantre d’un certain
libéralisme n’exclut pas que, dans la même soirée, l’on honore sur le
même podium le frère Franklin Armand des Petits Frères de
l’Incarnation, plus idéologiquement proche de la pensée d’un Don Helder
Camara. Ce sont tous deux des Haïtiens qui cherchent dans la science et
le travail social et à travers une certaine culture des résultats à
transformer le paysage économique et social de leur pays. L’un à
travers le Group Croissance tente de montrer que la modernité de ce
pays n’est pas fatalement une chimère ou un serpent de mer, l’autre, à
coups de lacs collinaires et de fermes paysannes modernes, de prouver
qu’on peut prêcher ailleurs que dans le désert.
Que dire de ces deux
savants que sont Marie Marcelle Deschamps et le Dr Bill Pape qui ont,
sur le front du sida, conquis au nom du peuple haïtien quelques
brillantes victoires qui nous ont valu une certaine considération
internationale et qui ont surtout sauvé de précieuses vies en dépit de
l’acharnement « scientifique » des uns et des autres à vouloir nous
faire porter l’anathème. Rappelons que Le Matin leur avait rendu
hommage dans un numéro spécial consacré à la lutte contre le sida le
1er décembre 2006.
Il y a quelque chose qui change dans ce pays qui
s’est fait une réputation de mangeur de femmes et d’hommes, où le
scandale, le dénigrement, l’auto flagellation et l’avilissement
participent souvent d’une jouissance malsaine et qui aboutit à cette
phrase dérisoire : « pa gen anyen ki serye ». Une phrase-culte qui
justifie toutes les traîtrises et les coups bas et qui vient en écho
aux autres qui vont clamer dans les colonnes de journaux complaisants
que nous souffrions d’une incompétence presque congénitale et que
depuis plus de deux cents ans ce pays n’a rien fait qui vaille.
Certes,
cette société a besoin de se regarder dans un miroir, de se livrer sans
complaisance à une remise en question de ses facéties jadis dénoncées
par le quatuor des écrivains réalistes de la ronde, mais il a aussi
besoin de modèles, de vrais, qu’on aura le courage de reconnaître avant
d’hypocrites célébrations post-mortem.
Des modèles qui ne seront ni
des dieux ni des « souris » mais des Hommes, d’une humanité qui
chercherait en se colletant au réel à se dépasser et qu’on offrirait en
exemple, non pas pour détourner leurs actions en les caricaturant en
super héros ou en momies vivantes, mais pour valoriser les idées qu’ils
ont toujours servies…et que d’autres peuvent accomplir dans leur
travail ou dans leurs études, ici ou en diaspora. L’exemple des grandes
actions, selon le philosophe Kant, prouve tout ce que peut prouver un
exemple, à savoir, non pas qu’elles peuvent être accomplies par tout
homme, mais qu’il n’est pas impossible de les accomplir, puisqu’il en
existe au moins quelques-unes. L’exemple des grandes actions prouve que
si grand, si pur, si difficile que soit le devoir, il n’est pas
impossible de le faire.
Ceux qui étaient distingués ce 30 décembre
brillaient par leurs CV et surtout leur humilité. Ils se savaient des
élus dans un pays où l’analphabétisme fait encore rage et l’émotion qui
se lisait sur leurs visages traduisait cette idée qu’il en est du
mérite comme de l’innocence : il se perd dès qu’on s’en repaît. Notre
société va-t-elle prendre enfin ses distances avec cette formule qui
veut que la reconnaissance soit une lâcheté et donner à nos jeunes des
modèles à suivre, ou à dépasser, un peu comme aux Etats-Unis où tout
brillant professeur de sciences rêve d’être un « Ruth Davis professor
of maths » ou « Linus Pauling professor of chemistry » du nom de
chercheurs qui marquèrent leurs disciplines.
Les initiatives comme
celles du 30 décembre doivent avoir un relais institutionnel pour que
les générations montantes sachent que ce pays n’est pas fait que de
crimes et de kidnappings, que, derrière les rues du Dr Audin ou Dantès
Destouches, on a voulu célébrer de brillants scientifiques. Et que
l’armée d’Haïti, entre autres, n’a pas connu que des officiers
traîneurs de sabres…il y eut Paul Laraque, poète et officier, Kern
Delince, officier et essayiste et une pléiade d’autres qui avaient de
ce corps d’armée une haute idée.
À travers ces initiatives, nous avons besoin de savoir et de retenir « ke nou la e nou pa toujou lèd ».
Roody Edmé