Les « Résistants »
Un cliché qui a la vie dure et qui pourrait figurer dans les bonnes
pages d’un roman réaliste du siècle dernier est le profil sommaire du
haut fonctionnaire d’État, portant costard et cravate et un abdomen
tout rond, bedonnant de « magouilles », et toc pour la version
masculine ; quant à la version féminine, l’image d’Epinal est celle
d’une « mata-Hari », femme de pouvoir et d’influence et qui tient
Salon, lieu géométrique de toutes les cabales.
Et c’est ainsi que
l’idée la plus courue dans la ville est que l’Administration publique
haïtienne est la gardienne d’une longue tradition de corruption, et
qu’elle vampirise, en un tour de main, tous ceux qui s’y aventurent
avec les meilleures intentions. On aime à raconter l’histoire de jeunes
cadres de la révolution démocratique haïtienne de l’après 86 devenus
méconnaissables, tant ils ont su reproduire avec zèle les pratiques
traditionnelles du pouvoir d’État. Et l’on murmure même, non sans
exagération, que, dans l’immobilisme apparent de la jungle politique
haïtienne, des chacals aux dents acérées avaient remplacé les guépards
de l’ancien régime.
L’Administration publique a su ainsi rendre
pérenne sa contre-culture managériale dans la plus parfaite défiance
des règles de l’art à l’échelle planétaire.
« L’exception
haïtienne », illustrée par le personnage d’Albert Buron de Gary Victor,
devenait un cas d’école qui savait s’adapter aux habits neufs de la
démocratie, apparemment indifférente aux changements de cycles brutaux
de notre Histoire.
Tout se passe comme si, dans le boulevard sans
issue de notre administration, seuls s’y risquent les « kanzo », les «
initiés », ceux qui ont de « l’estomac » et qui ignorent les
manifestations renversantes de la nausée dans le sens sartrien du terme.
Mais
l’amalgame est la chose du monde la mieux partagée chez nous. Et nous
avons cette lourde tendance à mettre tout le monde dans le même panier
de légumes pourris, ne serait-ce que pour tirer notre épingle du jeu et
paraître différent, pour plus tard marchander chèrement cette apparente
virginité politique. La « putain respectueuse » n’existe pas qu’en
littérature.
Mais il y a heureusement ceux qui nagent à
contre-courant et qui s’efforcent d’être à la hauteur du service
public. Comme ce nouveau directeur d’un hôpital universitaire qui
s’engage dans un ambitieux projet, consistant à relever, avec d’autres
collègues, les défis d’un centre hospitalier connu pour être le
cimetière des initiatives les plus audacieuses. Telle responsable de la
Direction nationale du livre qui fait un plaidoyer déchirant devant une
commission parlementaire pour que l’on sauve les centres de lecture
récemment installés dans certaines provinces, et qui s’ébroue dans une
précarité de tous les diables à faire la promotion du livre et des
auteurs de son pays. Ou encore cette directrice du Bureau d’Ethnologie
qui, telle une pèlerine, embarque régulièrement une équipe de
chercheurs sur le terrain avec, comme outil de travail, un « bogota »,
véhicule usé et « asthmatique » menacé d’extinction sur nos routes
défoncées et malaisées.
J’ai regardé, avec humilité et une certaine
satisfaction, une audition au Parlement haïtien où certains opérateurs
culturels de l’État ont défendu, non sans un certain aplomb, leur bilan
et présenté leurs perspectives. Comme ce magnifique projet de Cité des
archives, unique dans la Caraïbe, qui sauverait non seulement nos
archives du 18e et du 19e siècle, mais aussi sécuriserait une
citoyenneté haïtienne trop souvent soumise aux caprices des
intempéries. La retransmission de certaines auditions devant les
sous-commissions du Parlement donne une autre idée du travail de
certains élus, soucieux de leur rôle de contrôleur des deniers publics,
mais aussi de la qualité de certaines propositions concernant la
gouvernance de ce pays.
On s’éloigne ainsi du préjugé tenace d’un
Parlement qui ne serait qu’un bien coûteux caprice démocratique et où
évoluent des personnages d’une tragi-comédie en plusieurs actes, pour
enfin réaliser qu’à la cité de l’Exposition, il n’y a pas que des
absentéistes et des « francs-tireurs » ,mais aussi quelques élus qui
prennent au sérieux leur mandat populaire.
Que dire du
fonctionnaire de Police qui veille sur notre sommeil et qui fait
reculer, dans une certaine mesure, une insécurité qui menaçait notre
existence de Nation en nous transformant en « Somali land ».
Le
Bel-Air aujourd’hui qui passe de « zone rouge » en « zone verte » n’est
pas un moindre succès de l’effort des pouvoirs publics, d’une
population chevillée à son passé de grandeur et d’une certaine
coopération internationale. Je suis heureux pour Frank, le grand poète
des collines lumineuses, qu’il puisse de son vivant contempler la paix
revenir sur ses terres…en attendant encore la déroute de la misère.
Et
puis que dire encore de la discipline et de la prudence agissante de la
Banque des banques par ces temps funestes de chaos généralisé,
maintenant un cap sûr et stable sur les mers démontées de la finance
mondiale, alors même que nous nous trouvions dans le sillage du «
Titanic » américain.
Le service public n’est donc pas qu’un long
fleuve tranquille de corruption, il existe quelques personnes qui
croient dans la fonction civique et patriotique de leur engagement.
Ceux-là sont des résistants qui font flamboyer l’avenir.
Roody Edmé